Enseignants : Hervé GRAC et Isabelle RÉMOND.
Chercheurs : Olivier BODINI et Pierre DUCHET.
Ateliers MATh.en.JEANS. Jumelage des collèges Victor Hugo (Noisy-le-Grand, 94) & Condorcet (Pontault-Combault, 77), année scolaire1997-1998. Les commentaires éditoriaux sont mis entre double parenthèses.
Nous avons commencé par chercher à mettre en équilibre différentes figures sur une épingle, puis sur le tranchant d' une règle.
((Dans cette recherche deux points de vue différents sont souvent mélangés : le point de vue physique (expérience d'équilibres avec des objets matériels), et le point de vue mathématique (raisonnement ou constructions avec des figures géométriques). Ce qu'on fait tenir en équilibre ce ne sont pas les figures mathématiques elles-mêmes, triangles, quadrilatère, etc., mais des modèles en carton rigide de ces figures.))
Nous avons observé une figure qui tient en équilibre sur une épingle. Nous avons appelé le point qui permet d'équilibrer la figure "centre de gravité".
((Commentaire des éditeurs : cette définition fait appel à l'expérience physique; elle n'est donc pas mathématique mais "physique". En mathématiques, ce que nous cherchons , c'est un moyen de deviner la position du centre de gravité "physique" sans faire l'expérience de mise en équilibre : nous voulons être capable de préciser directement l'emplacement de ce fameux point, à partir de la figure seule. [voir note 1]
C'est donc une définition mathématique qui est cherchée, une définition qui soit en accord avec l'expérience physique. Nous savons que ce travail a déjà été mené à bien par les mathématiciens pour les triangles : ils ont démontré que les trois médianes d'un triangle passent par un même point G. Ils ont baptisé ce point le centre de gravité (mathématique) du triangle. En effet, l'expérience physique montre qu'un modéle en carton du triangle tient réellement en équilibre sur une épingle, si on place la pointe de cette épingle au point G. [voir note 2]))
Ensuite nous avons remarqué en mettant les différentes figures sur le tranchant d'une règle que toutes les droites passant par le centre de gravité permettent de tenir en équilibre la figure. Nous avons appelé droites d'équilibre les droites passant par le centre de gravité de cette figure, ces droites permettent de mettre la figure en équilibre.
((Cette définition de "droite d'équilibre" s'appuie donc sur l'expérience physique, mais elle a aussi un sens mathématique précis dès qu'on a donné une définition mathématique du centre de gravité, en particulier pour les triangles : nous appelons droite d'équilibre (mathématique) d'une figure toute droite passant par le centre de gravité (mathématique) de cette figure))
1ère conjecture
Conjecture 1 - N'importe quelle droite passant par le centre de gravité d'une figure coupe cette figure en deux figures de même aire.
((Il s'agit d'une conjecture "physique". Mais cette conjecture devient "mathématique" pour chaque figure où une définition mathématique du centre de gravité est connue. Ce qui suit est donc bien un théorème de mathématiques))
Nous avons démontré que cette conjecture est fausse grâce à un contre-exemple: dans un triangle ABC, on considère la parallèle à un côté passant par le centre de gravité.
((Théorème 1 - La conjecture 1 est fausse pour les triangles.))
((Démonstration)) Soit le triangle
ABC de médiane [AM] et de centre de gravité G. On construit (B'C')
passant par G, B' appartient à [AB] et C' appartient à [AC], telle
que (B'C') // (BC).
Le point G se situe à l'intersection des 3 médianes du triangle
ABC, donc d' après la définition des médianes, G se situe
aux deux tiers de [AM] en partant de A.
- Dans le triangle ABM,
(B'G) est parallèle (BM), le point B' appartient à [AB], le point
G appartient à [AM] et G se situe aux deux tiers de [AM].
D' après la propriété de Thalès B'
se situe aux deux tiers de [AB] en partant de A.
- Dans le triangle ABC, (B'C') est parallèle
à (BC), le point B' appartient à [AB], le point C' appartient
à [AC] et B' se situe aux deux tiers de [AB]. D' après la propriété
de Thalès, C' se situe aux deux tiers de [AC] en partant de A.
Dans le triangle ABC, C' se situe aux deux tiers de [AC] et B' se situe aux
deux tiers de [AB], donc le triangle AB'C' est une réduction du triangle
ABC aux deux tiers.
Donc l' aire du triangle AB'C' est égale aux (2/3)2
= 4/9 de l'aire du triangle ABC.
C' est à dire que l'aire du triangle AB'C' est égale aux 4 neuvièmes
de l'aire du triangle ABC, et l'aire du trapèze B'C'CB est égale
aux 5 neuvièmes de l'aire du triangle ABC .
Ainsi le trapèze B'C'CB n'est pas égal
(en aire) au triangle AB'C', donc la droite (B'C') ne partage pas le triangle
ABC en deux parties d'aires égales. CQFD
2ème conjecture
Conjecture 2 - Lorsque l'on coupe une figure en 2 figures les centres de gravité des figures formées se trouvent sur une même droite d'équilibre de la figure initiale.
((Cette conjecture physique devient
mathématique pour chaque figure où un centre de gravité
mathématique est connu. Ce qui suit conduit bien à un théorème
de mathématiques.))
Nous ne pouvons pas démontrer cette conjecture dans le cas général, mais nous l'avons fait dans le cas particulier du triangle. |
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((Théorème 2 - La conjecture 2 est vraie pour les triangles.))
((Précisons que le théorème
concerne les triangles découpés en deux triangles ; il n'affirme
rien si les morceaux ne sont pas des triangles ))
((Démonstration)) Soit un triangle
ABC, la droite (AP) coupe le segment [BC] en P, Les centres G1
et G2 de gravité des triangles
ABP et ACP se trouvent aux 2 tiers des médianes AM1
et AM2 à partir de A.
AG1 / AM1 = AG2 / AM2 = 2 / 3 |
D'après la réciproque de la propriété de Thalès
appliquée au triangle AM1M2,
la droite (G1 G2)
est parallèle à la droite (M1M2)
donc à la droite (BC).
Le centre de gravité du triangle ABC est située aux 2/3 de la
médiane (AM), G1 est situé aux
2/3 de AM1.
D'après la réciproque de Thalès appliquée au triangle
AMM1, La
droite passant (GG1) est parallèle à
la droite (MM1) donc à la droite (BC).
(GG1) // (BC) et (G1G2)
// (BC) or par un point il ne passe qu'une seule parallèle à une
droite, donc les point G, G1, G2
sont alignés.
Donc le centre de gravité du triangle ABC appartient à la droite
reliant les centres de gravité des triangles ABM et ACM. CQFD
((Conclusion))
[Note des enseignants] A partir de la deuxième conjecture les élèves ont déterminé le centre de gravité d'un quadrilatère comme intersection de deux droites d'équilibres obtenues en partageant le quadrilatère en deux triangles de deux manières différentes. Ce procédé constitue donc une définition mathématique possible du centre de gravité d'un quadrilatère. Il a été généralisé par les élèves à un polygone quelconque, ce qui donnerait donc une réponse pour la France, mais cette partie n'a pas été rédigée.
Notes
1. Démarche mathématique en Physique et modélisation
[commentaire de Pierre Duchet, l'un des chercheurs impliqué]
Il n'est pas toujours facile de distinguer Physique et Mathématiques tant ces deux sciences se sont toujours développées ensemble, et alimentées l'une l'autre. La distinction est pourtant nécessaire pour comprendre et pour pratiquer l'une et l'autre.
Ce qui fait l'originalité des Mathématiques est de devoir fonctionner indépendamment de l'expérience physique. Les Mathématiques doivent construire leur propre langage, introduire leur propres objets, préciser leur propres règles de fonctionnement. Ceci de manière entièrement autonome, sans recourir à une justification concrète, matérielle. Telle est la signification du mot "rigueur" dont on parle souvent à propos de mathématiques.
Avec ce problème du "centre de la France" nous retrouvons en fait un aspect fondamental du travail du mathématicien et du physicien, celui de la modélisation mathématique. Modéliser mathématiquement ("mathématiser") un phénomène observé dans "le monde réel" c'est le transformer en objet de raisonnement dans "le monde mathématique".
Comment s'y prend-on par exemple avec les phénomène d'équilibres et idées de "centre de gravité" pour les mathématiser? Deux directions principales sont employées par mathématiciens et physiciens.
a) L'approche "créative".
On construit une théorie mathématique nouvelle, adaptée aux centres de gravité et aux questions d'équilibre qui nous intéressent. C'est essentiellement cette démarche que suit l'article des élèves du collège Condorcet : on choisit une définition mathématique pour "centre de gravité" et on examine les conséquences logiques de ce choix : on démontre des théorèmes, on construits de nouveaux objets mathématiques, on étudie de nouvelles conjectures, on prouve de nouvelles propriétés mathématiques etc.
Il arrive alors que certaines des conséquences obtenues puissent être testées en pratique (essayez sur un modèle en carton la construction d'un centre de gravité pour un quadrilatère et pointez y une aiguille pour voir si l'objet tient en équilibre !).
- Si l'expérience physique rate ? Tant pis ! Cela veut simplement dire que notre théorie mathématique n'est pas applicable. Mais cela n'empêche nullement nos raisonnements d'être justes! Notre théorie mathématique tient le coup, elle est "mathématiquement correcte". (Ajoutons que nous avons bien travaillé (!): en effet, bien des théories mathématiques inapplicables à un domaine particulier de la physique se révèlent par la suite utiles dans d'autres domaines...)
- Si l'expérience pratique réussit ? Tant mieux ! Nous avons progressé et en Mathématiques et en Physique ! L'Histoire des Sciences a montré que ce cas favorable est auusi le plus fréquent (on a même parlé de "la déraisonnable efficacité des mathématiques", ce qui souligne simplement, à mon avis, que la manière dont l'Homme réfléchit quand il fait des mathématiques n'est pas fondamentalement différente de celle qu'il utilise quand il fait de la Physique).
b) L'approche "savante".
On s'appuie sur une théorie mathématique déjà construite et réputée bien décrire les phénomènes physiques "en général", puis on précise cette théorie pour comprendre et expliquer les propriétés particulières des centres de gravité et des droites d'équilibres.
Galilée et Newton (les plus connus sans doute) se sont ingénié à étudier et à modéliser le mouvement des objets matériels, et en particulier les "équilibres" (qu'on peut voir comme des "non mouvement"!). Ils ont fait considérablement progresser ce qui s'appelle de nos jours la Mécanique (= la branche de la Physique qui étudie les mouvements de la matière).
La facette proprement mathématique de la Mécanique s'appelle, à dire vrai, la Cinématique (mais ce terme est remplacé dans l'usage courant par ..."Mécanique" !). En Cinématique, ce sont les points et les vecteurs de la Géométrie qui jouent le rôle des particules matérielles et des forces agissantes de l'espace physique. C'est alors la notion mathématique de barycentre qui permet de bien traduire le concept physique de centre de gravité.
Bien sûr, la justesse mathématique d'une théorie mathématique ne garantit nullement que les expériences physiques s'accorderont toujours avec les théorèmes. Ainsi, pour mieux comprendre le mouvement des particules de lumière, Einstein, et bien d'autres après lui, ont dû utiliser une autre géométrie que la "géométrie euclidienne" utilisée en Mécanique newtonienne ! Mais cela est une autre histoire...
2. Sur le centre de gravité d'un triangle.
[Note des éditeurs]
La définition mathématique usuelle du centre de gravité d'un triangle comme point d'intersection des trois médianes du triangle correspond au centre de gravité physique du système mécanique composé de 3 masses ponctuelles égales placées aux 3 sommets du triangle (imaginer un triangle de bois de masse négigeable aux sommets duquel sont fixés 3 boules de pétanque). Il est tout à fait remarquable que le même point corresponde aussi au centre de gravité de la surface du triangle (imaginer un lourd triangle métallique découpé dans une tôle homogène). Pour avoir une idée sur une manière de définir les centres de gravité de surfaces, voir centre de gravité.